Alors que les femmes sont omniprésentes dans les sciences humaines et sociales, elles se sont longtemps faites rares en philosophie. C’est ce qu’a réalisé Alia Al-Saji, chercheuse à la Faculté de Philosophie de l’Université McGill, lors d’un séjour à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, au milieu des années 1990 : on n’y trouvait aucune femme parmi les professeurs de philosophie. Sans surprise, l’enseignement dispensé s’intéressait peu aux propos, souvent problématiques, que tenaient les grands philosophes sur les femmes.
« Les propos sexistes, misogynes ou racistes des philosophes sont généralement traités comme anecdotiques et n’ont aucun impact sur leur système philosophique, déplore Alia Al-Saji. Pourtant, tenir compte de ces propos sur les femmes permet une lecture beaucoup plus critique, mais aussi beaucoup plus féconde. C’est ce qui m’a poussée à adopter une approche féministe et intersectionnelle de la philosophie. »
Pas juste une femme
Trouvant ses racines dans le féminisme des femmes noires, l’intersectionnalité s’intéresse aux situations dans lesquelles des personnes subissent, en même temps, plusieurs formes de domination ou de discrimination. L’approche féministe intersectionnelle ne se limite pas aux questions de genre : elle s’étend au racisme, à l’hétérosexisme et à la transphobie. En effet, une femme n’est pas qu’une femme. Elle peut aussi être noire, musulmane, lesbienne, etc., et risque donc de devoir affronter plusieurs formes de discrimination.
Cette partie des recherches d’Alia Al-Saji provient largement de questionnements suscités par ses expériences personnelles. D’origine irakienne, elle a vécu sa jeunesse entre Bagdad, la Grande-Bretagne et le Koweït, avant de venir s’installer au Canada en 1988, d’abord en Ontario, puis au Québec à partir de 2002.
Un dilemme pour les féministes
Cela l’a amenée à réfléchir au regard que les Occidentaux posent sur les femmes musulmanes. Alia Al-Saji a beaucoup travaillé l’étude des discours sur le port du voile par les femmes musulmanes, notamment dans la foulée de la dernière guerre entre les États-Unis et l’Irak. Ces questions divisent parfois les féministes elles-mêmes, comme ce fut le cas lors du débat qui a précédé l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires (lire : le voile) à l’école publique en France en 2004 ou des débats similaires qui se sont tenus au Québec. Pour elle, le discours sur l’égalité des sexes, qui se veut féministe, cache trop souvent une forme de racisme culturel.
« Plusieurs d’entre elles croient que toutes les féministes devraient s’opposer au port du voile, dit-elle. Mais une femme ne peut-elle porter le voile, conformément à ses croyances religieuses, et tout de même être féministe ? L’habillement devient une norme définissant les femmes. Une femme libérée se doit de montrer son corps. Vous le cachez, vous portez le voile, vous êtes assurément contrôlée par votre mari ou par d’autres hommes. C’est pour discuter de ce genre de question que l’intersectionnalité est utile ; elle empêche que l’on utilise le féminisme comme prétexte à un racisme camouflé. Pour les femmes musulmanes en Occident, souvent, le fait d’être musulmane est davantage un facteur de discrimination ou d’exclusion que celui d’être une femme. »
L’article qu’elle a publié sur ce sujet en 2010, intitulé The Racialization of Muslim Veils : A Philosophical Analysis, a eu un fort impact dans plusieurs disciplines et demeure aujourd’hui très étudié en classe.