Le fait d’apprendre, ce mois-ci, que six journaux régionaux québécois se retrouvaient sous la protection de la loi sur les faillites a ramené à l’avant-scène des arguments maintes fois répétés, entre lesquels il est difficile pour certains de dégager le vrai du faux. Le Détecteur de rumeurs a retenu six idées reçues.
Avertissement : l’Agence Science-Presse est elle-même un média qui reçoit une aide financière du gouvernement du Québec, en l’occurrence une « aide directe », telle que définie au point 3. Le projet du Détecteur de rumeurs bénéficie quant à lui d'une aide financière du bureau du scientifique en chef du Québec.
1) « Les médias qui ne peuvent pas s’adapter au numérique devraient fermer leurs portes ? » Douteux.
Pour vérifier cela, il faudrait d’abord définir ce que veut dire « s’adapter au numérique » : un très grand nombre de médias d’ici et d’ailleurs ont expérimenté depuis 20 ans des formules inédites, souvent innovantes, et aucun ou presque n’a réussi à en dégager des profits.
Il faut par ailleurs se rappeler que pour « s’adapter au numérique », encore faut-il en avoir les moyens. Selon une compilation faite en 2016 par le Centre d’études sur les médias (CEM) de l’Université Laval, la part des investissements publicitaires consacrée aux journaux était en rapide déclin depuis le début des années 2000, essentiellement au profit d’Internet. Sauf que ça ne se traduit pas en revenus publicitaires pour les « journaux sur Internet », mais pour Facebook et Google : rien qu’à eux deux, à travers le monde, ils accaparaient en 2017 le quart de ces revenus.
Et si on ne calcule que les nouveaux revenus publicitaires, c’est-à-dire ceux qui n’existaient pas avant l’an 2000, c’est pire : selon le CEM, en 2016 au Canada, 95 % des sommes supplémentaires dépensées en publicité étaient allées aux Google, Facebook, YouTube et autres plateformes d’Internet, plutôt qu’aux médias.
2) « Les gens ne sont pas prêts à payer pour de l’information ? » Incertain.
Il est difficile d’affirmer combien de gens débourseraient si davantage de médias devenaient payants sur Internet. Mais pour l’instant, les données préliminaires dont on dispose ne sont pas encourageantes.
Selon le rapport 2015 de l’Institut Reuters pour l’étude du journalisme, dans 12 pays étudiés, ceux qui payaient pour des nouvelles en ligne représentaient 10 % des lecteurs.
D’autres enquêtes publiées depuis 2015 ont apporté des nuances : le pourcentage semble plus élevé dans plusieurs pays d’Europe (20 % en Suède et en Pologne), mais pas tous (11 % en France) ; aux États-Unis, l’information locale semble avoir plus de chances de récolter des gens désireux de payer ; et le fait d’être déjà abonné à de l’information papier semble être un facteur qui influence positivement la volonté de payer pour de l’information en ligne.
Au Québec, on constate par ailleurs que le seul quotidien à disposer d’un accès payant sur le web, réservé à ses abonnés, soit Le Devoir, a dégagé un léger bénéfice à quelques reprises au cours des dernières années.
3) Si l’État aide financièrement un média, ça signifie qu’il lui signe un chèque ? Pas nécessairement.
Une aide directe consiste effectivement en un chèque : il peut s’agir soit d’une somme d’argent renouvelée chaque année, soit d’un montant alloué à la pièce, pour un an, sur présentation d’un projet. Exceptionnellement, il peut s’agir d’un prêt, comme celui alloué à Capitales Médias ce mois-ci. Une aide indirecte en revanche, peut prendre la forme de crédits d’impôt, comme ceux annoncés par le gouvernement Trudeau en 2018 (mais qui n’ont pas encore été créés) ou d’exemptions fiscales aux journaux imprimés comme en France. On retrouve tantôt des exemptions fiscales, tantôt des incitatifs fiscaux, dans de multiples secteurs de l’économie, les plus connus ces dernières années ayant été l’énergie et le multimédia, par exemple pour inciter une compagnie à s’installer dans une ville ou à créer de l’emploi. Financer des entreprises ou les accompagner est le rôle même de la société d’État Investissement Québec.
Il faut par ailleurs savoir qu'au sujet des revenus et de l'éventuelle profitabilité, il existe un débat parmi les défenseurs de l’information journalistique : les médias doivent-ils être considérés comme des entreprises commerciales comme les autres, ou comme une forme de « service public » ? Le débat se poursuit.
4) L’aide directe de l’État aux médias est une idée née avec la crise des quotidiens ? Faux.
Au Québec, la majorité des grands magazines et la majorité des émissions d’affaires publiques de la télévision, dont la totalité de celles diffusées sur les chaînes spécialisées, sont subventionnées. Les magazines qui satisfont aux critères reçoivent une aide directe, renouvelée chaque année, du Fonds canadien pour les périodiques (qui représentait une enveloppe de 75 millions de dollars en 2018). Les médias communautaires sont subventionnés par le ministère de la Culture et des Communications du Québec. Les émissions de télé peuvent être financées par Téléfilm au fédéral ou par la SODEC au provincial sur présentation d’un projet et d’un engagement de diffusion par une chaîne de télé.
5) L’idée d’une aide indirecte aux médias est apparue en 2018, avec les crédits d’impôt du gouvernement Trudeau ? Faux.
Historiquement, la première aide indirecte aux médias canadiens a été l’aide à l’envoi postal, qui remonte au 19e siècle : avoir le statut de journal donnait droit à une réduction sur les envois aux abonnés par la poste.
Chez nous, la plus visible des aides indirectes a longtemps pris la forme des « avis publics ». Puisque la loi oblige un gouvernement à annoncer, par exemple, ses audiences publiques en vue d’une modification à une loi, le seul canal à sa disposition a longtemps été le journal local. Cette aide a considérablement diminué dans les années 2010, les gouvernements et les municipalités affichant sur leur propre site web.
Plusieurs pays, dont la France, offrent des exemptions fiscales aux journaux imprimés : le journal en ligne Médiapart s’est battu pendant plusieurs années (et a eu en partie gain de cause) pour que ces exemptions soient élargies aux médias numériques.
6) Les Québécois donnent déjà beaucoup aux médias ? Faux.
Au Québec, l’aide aux médias serait, par citoyen, inférieure à celle qu’on retrouve dans nombre de pays européens selon une analyse produite en 2016 pour la Fédération nationale des communications par la firme MCE Conseils. La presse écrite québécoise recevrait en moyenne 3 $ par habitant, contre 5,83 $ aux États-Unis. À l’autre extrémité du spectre, le pays qui soutient le mieux la presse écrite était la Finlande (92,23 $ par habitant), suivie de la Norvège (57,65 $ par habitant) et de la Suède (35,67 $ par habitant).
Qu’en est-il de la radio et de la télévision ? Même portrait. Le Canada serait l’un des pays occidentaux qui soutient le moins son diffuseur public, avec 33 $ per capita par an. Seule la Nouvelle-Zélande (25 $) ferait moins, ainsi que les États-Unis. Par contre, la Norvège verserait 163 $ par habitant, l’Allemagne 107 $ et l’Irlande 54 $. La BBC recevrait l’équivalent de 118 $.
De l'éducation aux médias |
Quelle que soit la solution financière qui sera proposée pour assurer la pérennité des médias, il faudra aussi de plus en plus penser à faire ce qu'on appelle de l'éducation aux médias et à l'information : identifier des sources crédibles, c'est bien, mais faire comprendre ce qui caractérise un travail journalistique crédible, c'est tout aussi important. C'est dans ce contexte que le Détecteur de rumeurs a vu dans ce malheureux événement qui frappe ses collègues journalistes du Québec l'occasion de faire, avec ce texte, un peu d'éducation aux médias : les idées reçues qui ont été retenues ici ne sont qu'un échantillon de celles auxquelles il serait possible de s'attaquer. |