Auteur : Agence Science Presse - Maxime Bilodeau
Les articles du Détecteur de rumeurs sont rédigés par des journalistes
scientifiques de l'Agence Science-Presse. Les Fonds de recherche du Québec et
le Bureau de coopération interuniversitaire sont partenaires du Détecteur de rumeurs.
Ravagé par l’humain, le « poumon de la planète » s’essouffle à un rythme préoccupant. Est-il plausible que la forêt amazonienne devienne une savane d’ici la fin du siècle? Le Détecteur de rumeurs explique d’où vient cette inquiétude.
L’origine de la rumeur
Il existe en physique et en chimie un concept appelé « point de bascule » ou « point de non-retour ». C’est le seuil à partir duquel un système change d’état : l’exemple le plus simple est celui du liquide qui se transforme en gaz sous l’effet de la température.
Appliqué au climat de notre planète, ce concept implique qu’à partir de certains seuils — une température moyenne plus élevée, un niveau de précipitations ou de sécheresse anormal — les conditions d’un écosystème ou d’un environnement se détériorent de façon irréversible. L’exemple le plus connu est l’Arctique : au-delà d’une certaine quantité de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère, la calotte glaciaire va disparaître inéluctablement, même si on devait ensuite diminuer radicalement nos émissions de GES.
L’Amazonie pourrait-elle ainsi passer de « l’état » de forêt à celui de savane, sans qu’on ait eu besoin de couper la totalité des arbres ?
Les inquiétudes
Le point de bascule de la plus grande forêt tropicale du monde – 5,5 millions de km2 – pourrait être franchi d’ici aussi peu que cinq ans, estiment certains spécialistes cités récemment par le New Scientist. L’Amazonie serait plus précisément sur le point d’atteindre le stade à partir duquel elle se transformera de manière irréversible en un écosystème plus sec.
En cause : les changements climatiques causés par l’humain, les incendies de forêt et les coupes forestières qui minent la santé globale de cet immense puits de carbone qui est également un réservoir de biodiversité. Plus des trois quarts de l’Amazonie sont moins résilients qu’ils ne l’étaient au début des années 2000, selon une recherche publiée en mars par trois chercheurs britanniques. Ce serait particulièrement visible « dans les régions de moindres précipitations et dans les parties de la forêt qui sont les plus près de l’activité humaine ». Cela signifie que la forêt tropicale peine à se relever des perturbations qui la frappent.
Il y a certes plusieurs années que les données collectées par des satellites révèlent une Amazonie qui se dégrade petit à petit. Un récent rapport du Science Panel for the Amazon — des chercheurs de huit pays réunis par l’initiative Solutions pour le développement durable des Nations unies — concluait que la déforestation avait amputé 17 % du territoire de la forêt depuis les années 1970. Au Brésil, qui abrite plus de la moitié de l’Amazonie, ce chiffre serait de 20 %. La déforestation y a même atteint des niveaux records depuis l’accession au pouvoir du président Jair Bolsonaro, en 2019.
Mais toute la question d’un « point de non-retour » est de savoir quel est, justement, ce seuil. Dans un reportage publié en 2020 par la revue Nature, des chercheurs le situaient quelque part entre 20 et 25 % de déforestation. Tout le monde n’est pas d’accord : le point de bascule pourrait être plus élevé. Mais cette incertitude est, pour l’un des chercheurs interviewés, l’équivalent de jouer « à une roulette russe environnementale ». L’Amazonie s’est déjà réchauffée de 1,2 °C en moyenne depuis le début de l’ère industrielle, ce qui est un peu plus prononcé que la moyenne du reste de la planète.
Les modèles climatiques les plus récents ajoutent désormais des données sur la « dynamique » d’une végétation, dans le but de prédire avec plus de précision son évolution dans le temps. C’est ainsi qu’un des indicateurs d’un dépérissement forestier, soulignaient en mars des chercheurs britanniques, serait l’élargissement de l’écart entre les températures les plus élevées et les moins élevées dans une région.
Une mécanique subtile
Ce qui fait de l’Amazonie un environnement aussi dense et aussi riche est le résultat d’un fragile équilibre du cycle de l’eau. C’est une forêt dite « humide » parce que les précipitations y sont abondantes. Une partie importante de cette humidité dans l’air provient de l’évaporation des sols et de la transpiration des plantes. Plus on coupe des arbres, plus on court le risque d’enrayer cette mécanique subtile : passé un certain seuil, le cercle vicieux de l’assèchement est enclenché.
Et la mécanique semble déjà enrayée : une partie de la forêt relâche plus de dioxyde de carbone dans l’atmosphère qu’elle n’en absorbe. Entre 2010 et 2019, les pertes de carbone de l’Amazonie brésilienne étaient de près de 20 % supérieures aux gains, ce qui en fait techniquement une émettrice de CO2.
Les conséquences de cette savanisation seront multiples : chute de la biodiversité, perte de repères culturels traditionnels, bouleversement de l’économie locale.
Et surtout, une Amazonie composée d’arbres moins vigoureux captera beaucoup moins de carbone que les 120 milliards de tonnes qu’elle stocke aujourd’hui. C’est ce qui fait du dépérissement de la forêt amazonienne une menace pour le climat au même titre que la fonte des calottes glaciaires.
L’arrêt des coupes forestières et la restauration des terres ravagées font partie des solutions proposées pour renverser la tendance. Le Brésil a signé, lors de la COP26 de novembre 2021, un engagement multinational visant à mettre un terme à la déforestation d’ici 2030. Considérant les actions passées, la nouvelle a toutefois été accueillie avec scepticisme.