Auteur : Agence Science Presse - Pascal Lapointe
Les articles du Détecteur de rumeurs sont rédigés par des journalistes
scientifiques de l'Agence Science-Presse. Les Fonds de recherche du Québec et
le Bureau de coopération interuniversitaire sont partenaires du Détecteur de rumeurs.
Elle semble avoir surgi de nulle part, au point où certaines personnes cherchent une main invisible derrière ces événements. Mais l’apparition de la variole du singe dans l’actualité européenne et nord-américaine n’était qu’une question de temps. Depuis au moins une décennie, constate le Détecteur de rumeurs.
On l’appelle variole « du singe » parce que les scientifiques l’ont identifiée pour la première fois chez des singes, en 1958. Mais elle se transmet en réalité surtout chez de petits rongeurs. Le premier cas confirmé chez un humain remonte à 1970 au Congo. Toutefois, comme les symptômes ressemblent à ceux de la variole, il est possible que des cas aient été observés depuis des siècles, mais aient été confondus avec ceux de la variole.
Jusqu’à ces dernières semaines, c’était une maladie presque exclusivement cantonnée au continent africain, dont on connaissait deux souches : celle dite du bassin du Congo, plus virulente, et celle dite ouest-africaine, qui occupe en ce moment tous les esprits. Le fait que ce soit presque exclusivement une maladie africaine explique qu’une bonne partie du public européen et nord-américain n’en ait jamais entendu parler auparavant. Mais les experts, eux, surveillaient son évolution et avaient plusieurs fois tiré la sonnette d’alarme.
Un événement prévisible
En 2003, avait même eu lieu la première éclosion rapportée en-dehors du continent africain : 47 cas confirmés dans six États américains, dont le Wisconsin et l’Indiana. Elle avait son origine dans l’importation de petits mammifères du Ghana. Mais faute d’autres événements similaires par la suite, le virus était quelque peu retombé dans l’oubli.
Pourtant, dès 2010, une étude faisait état d’une « forte croissance » du nombre de cas au Congo. En 2017, le virus avait été observé au Nigeria pour la première fois depuis au moins 20 ans : certains experts en parlent aujourd’hui comme d’une éclosion ininterrompue depuis cette date et probablement sous-estimée (officiellement quelque 560 cas entre 2017 et avril 2022).
En 2018, un rapport du Centre de contrôle des maladies des États-Unis, commandé dans le contexte de l’éclosion au Nigeria, s’inquiétait du fait que des cas aient été rapportés dans davantage de pays « depuis 10 ans qu’au cours des 40 années précédentes ». Depuis la parution de ce rapport, des cas isolés en Grande-Bretagne, en Israël et à Singapour, ont eu leur origine au Nigeria.
Deux chercheurs belges en parlaient en 2018 comme d'une maladie émergente à surveiller. Une revue de la littérature en 2019 — portant sur 71 éclosions documentées en Afrique à travers les décennies — concluait aussi à une augmentation.
Enfin, une méta-analyse parue en février dernier estime que, depuis les années 1970, le nombre de cas aurait été multiplié par 10 en Afrique centrale et de l’ouest, là où le virus est aujourd’hui considéré endémique —c’est-à-dire présent de façon permanente. L’augmentation est particulièrement marquée au Congo, qui a recensé à lui seul 28 000 cas entre 2000 et 2019.
Une cause indirecte de cette croissance, évoquée dès 2010, pourrait être l’éradication de la variole : après avoir fait disparaître partout dans le monde cette maladie — dont le taux de mortalité était de 30% — les campagnes de vaccination ont pris fin il y a maintenant plus de 40 ans. Or, le vaccin contre la variole semblait protéger aussi contre la variole du singe : on se retrouverait donc, 40 ans plus tard, avec une grosse partie de la population qui n’a jamais été immunisée contre ces virus.
On a peu de données pour prouver cette hypothèse, puisque la variole du singe est longtemps passée sous le radar. Mais c’est une idée défendue par plusieurs experts depuis des années. Et l'étude de 2010, qui portait sur des données médicales du Congo des années 2005 à 2007, avait estimé que les gens vaccinés contre la variole étaient cinq fois moins à risque d’attraper la variole du singe.
Un manque d’intérêt hors d’Afrique
Tout cela explique que, ces derniers jours, des experts africains aient été surpris de l’émoi soudain pour un virus qui, pour eux, n’a rien de nouveau. « L’enthousiasme » pour combattre ce virus « aurait dû venir plus tôt », notait le 24 mai dans le Washington Post l’expert camerounais en séquençage des gènes Christian Happi. « Peut-être qu’il aurait pu être éradiqué à l’heure qu’il est. »
Ce manque d’intérêt s’est traduit par un manque de ressources pour la « surveillance génomique » en Afrique —au contraire de ce qu’on a vu avec la COVID depuis deux ans et demi — se plaint le directeur du Centre de contrôle des maladies du Nigeria, Ifedayo Adetifa, dans la revue Nature. Ses collègues africains experts en virus « ont exprimé de l’irritation à l’effet qu’ils aient dû se battre depuis des années pour obtenir du financement et publier des études sur la variole du singe », et que c’est seulement maintenant que les autorités de la santé du reste du monde semblent intéressées.
Craindre l’épidémie n’est pas une prédiction
Les inquiétudes des experts ont malgré tout conduit plusieurs groupes ou gouvernements à financer des actions ces dernières années. Et certaines d’entre elles, ces derniers jours, ont attiré l’attention des amateurs de théories du complot, sur la twitosphère notamment, où ils affirment que cette épidémie aurait été planifiée.
Par exemple, des internautes ont cru avoir détecté les preuves d’un complot dans le fait que le gouvernement canadien a lancé en avril des appels d’offres pour des vaccins contre la variole. Ou dans le fait qu’un organisme non gouvernemental américain avait organisé en 2021 un exercice de simulation virtuelle d’une attaque terroriste utilisant la variole du singe.
Sauf que des scénarios de préparation à une épidémie, il y en a partout et depuis longtemps, certains s’appuyant sur des virus fictifs, d’autres sur des épidémies plausibles. Par exemple, un exercice développé par l’Université Johns Hopkins en 2017 impliquait un coronavirus, inspiré de l’épidémie de SRAS de 2003-2004. Enfin, aux lendemains des attentats du 11 septembre 2001 à New York, il y avait même eu cette crainte selon laquelle des terroristes pourraient utiliser la variole comme arme.
C’est dans ce double contexte — crainte d’un retour de la variole et crainte face à la variole du singe — que des gouvernements entretiennent des réserves de vaccins qui étaient jadis efficaces contre la variole et qui, espèrent-ils, le seront encore contre la variole du singe. Comme le relève le site français de vérification des faits Fact and Furious, l’appel d’offres du gouvernement canadien, en avril, n’est que le dernier d’une longue liste qui remonte à 2014. Et si on choisissait de croire que cette nouvelle commande passée en avril était la preuve que l’épidémie a été planifiée, il faudrait en même temps admettre que la commande arriverait bien tard : le fabricant s’engage à livrer 500 000 fioles de vaccin de 2023… à 2028.
Dans l’ère post-COVID
À défaut d’avoir accordé à la variole du singe assez d’attention dans la dernière décennie, on peut prévoir que le vent va tourner dans les prochaines semaines et les prochains mois. Ce qui pourrait bénéficier aux efforts de dépistage et de traçage dans les pays d’Afrique où elle est endémique. Ainsi qu’aux efforts de recherche : entre autres choses, on ignore toujours pourquoi une des deux souches est beaucoup plus virulente que l’autre. Une énigme qui pourrait s’avérer importante, dans la mesure où, pour l’instant, seule la souche la moins virulente a été observée en dehors du continent africain.
Et il n’est pas dit que cet intérêt ne pourrait pas durer des années. Le 23 mai, tout en soulignant que le risque que pose le virus pour la population est « faible », le Centre européen de prévention des maladies évoquait comme possibilité que la variole du singe devienne endémique en Europe, de la même façon qu’elle l’est dans 11 pays d’Afrique. On n‘a peut-être pas fini d’en entendre parler.