Auteur : Agence Science Presse - Jonathan Jarry
Les articles du Détecteur de rumeurs sont rédigés par des journalistes
scientifiques de l'Agence Science-Presse. Les Fonds de recherche du Québec et
le Bureau de coopération interuniversitaire sont partenaires du Détecteur de rumeurs.
Est-il exact que, si on demande aux gens d’imaginer un objet de la vie courante dans leur tête, certains seront incapables de le « voir » ? Le Détecteur de rumeurs et l’OSS ont résumé la question.
Faites l’exercice suivant, dont on peut trouver plusieurs variations sur les réseaux.
Essayez de « visualiser » ou « d’imaginer » une balle sur une table. À présent, imaginez qu’une personne s’approche et donne à la balle une poussée. Que se passe-t-il?
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Une fois cela fait, répondez aux questions suivantes: de quelle couleur était la balle ? À quoi ressemblait-elle ? Quelle taille avait-elle ? Pouvez-vous décrire la personne qui a poussé la balle ? Quelle forme avait la table ? De quel matériau était-elle faite ?
Plus important, aviez-vous déjà la réponse à ces questions, ou à certaines d’entre elles, ou avez-vous dû choisir une couleur, une taille, un genre, après avoir lu la question ?
Placées devant ce test, certaines personnes diront qu’elles ont « conceptualisé » une balle sur une table —elles savent que si elle est poussée, elle va rouler et finir par tomber. Mais elles ne construisent pas une scène dans leur tête, et elles n’avaient jamais considéré que la balle puisse être une balle de baseball ou de tennis, ou que la table puisse avoir une couleur.
L’origine de la question
Bien que le phénomène génère beaucoup d’incrédulité, il ne s’agit pas d’une découverte récente. Sir Francis Galton (1822-1911) serait le premier à l’avoir documenté. Galton était un proche parent de Charles Darwin et un scientifique. C’est en parlant avec des amis et collègues qu’il apprend que la plupart disent être incapables de générer des images mentales. L’idée même est qualifiée de fantaisiste par ceux-ci !
En examinant un plus large éventail de gens, Galton rapporte que 6% disent ne jamais avoir eu l’expérience d’imagerie mentale. Aujourd’hui, on considère que la véritable fréquence de ce phénomène est difficile à estimer, parce que les quelques études sur le sujet sont d’envergure limitée, mais il s’agit d’une petite minorité de gens.
Le psychologue du comportement John B. Watson était lui-même sceptique et il n’était pas seul : au fil des années, les chercheurs qui étaient incapables de visualiser dans leur esprit tendaient à croire que leur cas représentait la norme, et vice-versa.
Pour certains, se faire dire de compter les moutons pour s’endormir peut amener un lourd questionnement. Pour d’autres, c’est une conversation banale: un commentateur sur un forum Internet dédié à ce phénomène raconte ainsi l’histoire de sa copine qui lui dit se souvenir des vêtements qu’une amie portait il y a un an. Comment est-ce possible, demande-t-il, lorsqu’elle lui explique être tout simplement capable de voir l’image de son amie dans son esprit.
Le phénomène a un nom
Le professeur de neurologie cognitive Adam Zeman et son équipe en Grande-Bretagne ont donné un nom à ce phénomène étrange en 2015: aphantasie. Du grec « phantasia » qui veut dire imagination, précédé du préfixe « a » qui veut dire « l’absence de ». L’aphantasie n’est toutefois pas, techniquement, l’absence d’imagination, mais autre chose de plus difficile à définir.
Il existe des rapports sur des cas d’aphantasie survenus tardivement, à la suite d’un accident vasculaire cérébral. Il existe aussi des témoignages de gens atteints d’aphantasie, mais chez qui des images mentales apparaissent lorsqu’ils rêvent ou lorsqu’on leur mentionne un endroit avec lequel ils sont très familiers.
Ces dernières images sont qualifiées d’involontaires, alors que l’aphantasie se manifesterait lorsque ces gens essaient d’évoquer une image mentale volontairement. Chez certains, l’image est floue. Chez d’autres, c’est le noir complet. L’idée derrière l’objet est présente, mais les formes et couleurs sont absentes.
Des scientifiques ont soutenu que l’aphantasie aurait une origine psychologique. Cette hypothèse est appuyée par des cas historiques d’aphantasie qui ont été possiblement liés à des troubles psychiatriques. D’autres proposent que les gens atteints d’aphantasie sont en fait capables d’imagerie mentale, mais qu’ils n’en sont pas conscients.
Une équipe de chercheurs a réussi en 2017 à tester cette dernière hypothèse. Le test consiste à montrer une série de lignes verticales vertes à l’œil gauche et une série de lignes horizontales rouges à l’œil droit. Le cerveau ne peut enregistrer qu’un seul des deux stimuli et doit donc faire un choix. Or, ce choix peut être influencé en de-mandant au participant d’imaginer des lignes verticales vertes avant qu’on lui montre les deux séries de lignes. Toutefois, les chercheurs ont constaté que lorsque les participants atteints d’aphantasie étaient amenés à imaginer ces lignes, le choix du cerveau n’en était pas influencé.
S’agit-il d’un handicap? Une recherche en 2010 raconte le cas d’un homme de 65 ans ayant rapporté une perte soudaine de la capacité à visualiser, mais « en l’absence de tout autre déficit cognitif ». Sur une série de tests portant sur l’imagerie mentale, incluant des épreuves nécessitant la rotation d’objets dans sa tête, cet homme n’a montré aucune lacune. En fait, les gens atteints d’aphantasie peuvent performer tout aussi bien que leurs pairs lors de tests de mémoire, ce qui laisse croire qu’il existe plusieurs façons par lesquelles notre cerveau peut réussir ces tests.
En 2019, l’ancien président de Pixar et des studios d’animation de Walt Disney, Ed Catmull, a révélé être atteint d’aphantasie. Plusieurs artistes en animation, dont l’homme qui a créé le profil visuel d’Ariel pour le film La Petite sirène —et qui a reçu un Oscar pour son travail— ont déjà affirmé ne pas être capables de générer des images dans leurs esprits. La visualisation mentale ne serait donc pas synonyme de créativité. Mais la recherche a encore beaucoup de chemin à faire pour résoudre le mystère.